
“Il y a dans le travail des mains et en général dans le travail d’exécution, qui est le travail proprement dit, un élément irréductible de servitude que même une parfaite équité sociale n’effacerait pas. C’est le fait qu’il est gouverné par la nécessité, non par la finalité. On l’exécute à cause d’un besoin, non en vue d’un bien; “parce qu’on a besoin de gagner sa vie”, comme disent ceux qui y passent leur existence. On fournit un effort au terme duquel, à tous égards, on n’aura pas autre chose que ce qu’on a. Sans cet effort, on perdrait ce qu’on a. Mais dans la nature humaine il n’y a pas pour l’effort d’autre source d’énergie que le désir. Et il n’appartient pas à l’homme de désirer ce qu’il a. Le désir est une orientation, un commencement de mouvement vers quelque chose. Le mouvement est vers un point où on n’est pas. Si le mouvement à peine commencé se boucle sur le point de départ, on tourne comme un écureuil dans une cage, comme un condamné dans une cellule. Tourner toujours produit vite l’écoeurement. L’écoeurement, la lassitude, le dégoût, c’est la grande tentation de ceux qui travaillent, surtout s’ils sont dans des conditions inhumaines, et même autrement. Parfois cette tentation mord davantage les meilleurs.”
– Extrait des Écrits de Marseille Tome 4, Simone Weil, Oeuvres complètes (Gallimard)