
Une Leçon de Vie, avec Jacques Brel
Dans une interview donnée au printemps 1971, le belge et chanteur Jacques Brel parle de sa conception du succès, mais aussi du talent et de l’importance de sortir de sa zone de confort. Quelqu’en soit le prix, il va jusqu’à parler d’exhibitionnisme – pour tout artiste qui décide de se lancer!
Alors, qu’est-ce que la réussite? Pour Jacques Brel, il est question de réaliser ses rêves. Du moins, les projeter…
“Alors il y a deux notions là-dedans, d’abord réussir quoi? Il faut s’entendre sur le mot réussir. Moi, je crois qu’on ne réussit qu’une seule chose: on ne réussit que ses rêves. On a un rêve et on essaye de bâtir, de structurer ce rêve. Alors, dans ce sens là il est exact que j’ai travaillé pour réussir. Pour réussir mon rêve”.
“Pour réussir ce rêve? Or ce rêve à ce moment-là, ce n’était pas de chanter, pas du tout. C’était de projeter mon rêve à l’extérieur. C’est un phénomène de compensation. En termes clinique, il a des mots beaucoup plus effroyables que ça. Pour reprendre l’expression de Duhamel (…), on raconte ce que l’on rate. On raconte ce que l’on n’arrive pas à faire. C’est un phénomène de compensation et j’ai voulu réussir ce phénomène de compensation. J’ai dû travailler beaucoup pour ça, bien évidemment”.
En partant de sa conception du succès et de l’importance de réaliser ses rêves, il nous introduit son approche du talent comme une “simple” envie. Pour le moins surprenante car pour Brel, il n’y a pas d’accident ou de hasard: il faut travailler “avec une grande énergie”. Une approche quoi que différente de ce que peut être l’artiste comme génie, hasardeux, créatif et talentueux.
“Le talent ça n’existe pas. Le talent c’est avoir l’envie de faire quelque chose. Je prends l’exemple d’un homme qui rêve d’avoir envie de quelque chose. Il prétend avoir envie de manger un homard. Il a le talent, à ce moment-là, dans l’instant. Il a le talent, à ce moment-là, pour manger un homard, pour le savourer convenablement. Et je crois que d’avoir envie de réaliser un rêve c’est le talent et tout le reste, c’est de la sueur, c’est de la transpiration, c’est de la discipline, je suis sûr de ça! L’art, moi, je ne sais pas ce que c’est. Les artistes je connais pas. Je crois qu’il y a des gens qui travaillent à quelque chose et qui travaillent avec une grande énergie finalement et l’accident de la nature je n’y crois pas. Pratiquement pas”.
New York ou le “mal être” des grandes villes. Brel, n’aimait ni New York, ni Paris, ni les grandes villes en général.
“Je ne déteste pas New York. Je déteste y être. Ce qui est très différent, attention!”
Pourquoi?
“Je suis pas très heureux… finalement je n’aime que la campagne. J’ai besoin d’horizon. J’aime pas vivre à Paris non plus. Et qu’en on me dit “Ah, New York, vous êtes heureux.” Non! J’y suis pas très heureux moi. Je n’aime pas être au 32ème étage. J’aime pas beaucoup”.
Puis, il évoque l’enfance. Un grand sujet pour Brel, qui s’est toujours dit enfant, peu compris des adultes. Une approche quoi que personnelle du cycle de vie où il met en avant deux étapes…
“Je crois qu’en fait un homme passe sa vie à compenser son enfance. Je m’explique. Je crois qu’un homme se termine vers seize, dix-sept ans. Il n’y a pas de loi générale, mais vers seize, dix-sept ans un homme a eu tous ses rêves. Il ne les connaît pas mais ils sont passés. Ils sont passés en lui. Il sait s’il a envie de brillance, ou de sécurité ou d’aventure ou de… il sait, il ne le sait pas bien mais il a ressenti le goût des choses comme le goût du chocolat, comme le goût de la soupe aux choux, il a le goût de ça et il passe sa vie à vouloir réaliser ces rêves là. Et je crois qu’à dix-sept ans, un homme est mort ou il peut mourir. Et après, je sais que moi j’essaye de réaliser les étonnements plutôt que les rêves. J’essaye de réaliser les étonnements que j’ai eu jusqu’à mettons 20 ans… et à 40 ans on s’en aperçoit. Ça c’est un autre problème. Jusqu’à 40 ans, je ne le savais pas. Maintenant, je sais que c’est comme ça. Et peut être qu’à 60 ans, je vais découvrir autre chose”.
Puis, Brel évoque une difficulté connue de tous: sortir de sa zone de confort. Le départ étant plus difficile, que l’arrivée. Une peur naturelle de quitter le nid, la maison, le cercle d’amis… Bref, un confort que nous nous sommes créés et qui peut parfois paraître dangereux – sur le long terme.
“Ce qu’il y a de plus dur pour un homme qui habiterait Vilvoorde et qui veut aller vivre à Hong Kong ce n’est pas d’aller à Hong Kong, c’est de quitter Vilvoorde. C’est ça qui est difficile, c’est que ça qui est difficile. Parce qu’après Hong Kong, tout s’arrange. Il suffit d’avoir une santé et une folie et puis… Hong Kong est à la portée de tout le monde mais quitter Vilvoorde ça c’est dur”…
Enfin en tant que créateur, écrivain, chanteur, acteur et metteur en scène, il définit le rôle du créateur (un de mes sujets favoris)! Pour cela, il utilise l’image de l’aspirine. Il évoque alors, le pouvoir que toute création a sur le monde, qui nous entoure. Nombreux sont les artistes et chanteurs qui ont déjà pu évoquer ce processus de guérison apporté par toute forme d’art.
“Quand on invente quelque chose, on est une aspirine. Je continue à croire ça. Je croirai ça encore très longtemps, je crois. On est une aspirine et si tu peux être une aspirine pour les autres, le temps d’une chanson, d’un film, et qu’ils ne pensent plus à ce truc qui les ronge à longueur de vie, ils pensent à autre chose, et ça c’est bien. C’est du rêve artificiel, en fait. C’est ça que j’ai essayé de faire. C’est une forme de médecine”.
Un peu plus loin, il évoque de nouveau cette “aspirine” médicinale, ou plutôt de ses effets secondes. N’en déplaise à certains, on ne peut pas plaire à tout le monde. Les critiques font partie du rôle de l’artiste. Ces dernières sont inévitables et relèvent de la vie de tout créateur.
“Tu comprends, écrire des chansons, les chanter, être comédien ou faire de la mise en scène tout ça, ce sont des travaux d’aspirine, mais qui ont une forme sur le plan extérieur comme projection extérieure. Il y a une forme d’exhibitionnisme, et bien il faut l’assumer! Il faut dire: je veux bien bon, j’ai choisi d’être exhibitionniste, avec des intentions morales, philosophiques, peu importe… Tu dois assumer cette fonction là, un état primaire, si tu veux. ll arrive un moment où toutes tes intentions sont gommées par ton activité exhibitionniste. Ils aiment pas? Bah c’est bien fait pour ma gueule hein j’avais qu’à pas le faire…
C’est très moral et puis des gens ont parfaitement le droit de ne pas aimer. Bon sang, tu crois que je les aime tous? Moi j’essaye de les aimer tous mais je n’y arrive pas. Je ne leur dis pas dans les journaux… Je ne dis pas que c’est plaisant mais ce n’est pas la fin du monde. C’est comme ça.”
Enfin, il évoque quelque chose de familier et pour le moins intemporel: les excuses, que nous créons. Celles que nous utilisons pour ne pas passer à l’action. Que ce soit pour des projets, aussi signifiants soient-ils. Malgré tout, ces projets restent important dans une vie. Puis il souligne l’importance des peurs et de savoir surpasser, voir passer outre ces peurs. Car vivre sans peur, ce n’est pas une vie pour Brel…
“Je connais un million de types qui vont écrire un livre. Tu es bien d’accord? J’en connais, j’en ai rencontré un million dans ma vie. Des types qui disent: alors tu sais encore 2 ans, je vends des bretelles encore 2 ans… mais alors en 73, j’écris un livre. Et puis si un jour on les rencontre en 73, ils diront: je continue à vendre mes cornichons, je vis avec mes cornichons, j’ai une femme, j’ai deux enfants, j’ai le machin, j’ai une petite amie, ma voiture est vieille… Je vends des cornichons jusqu’en 75, et en 75, j’écris un livre. Le livre étant le symbole dans tout ça. Moi je crois que bretelles ou cornichons, quand on a envie de faire un truc il faut plonger comme un fou et le faire, quitte à se tromper. Je préfère me tromper et je préfère plonger. Et je plonge”.
Vous n’avez pas peur?
“Si si je trouille (j’ai peur), mais je trouille tout le temps dans la vie, tu sais. Bien sûr je trouille, mais tu vois j’ai chanté 17 ou 18 ans, j’ai été vomir avant chaque tour de chant de peur, et quand j’avais trois tours de chant trois fois par jour, j’allais vomir trois fois par jour de peur. Et en avion parfois j’ai très peur. Et je fais du voilier parfois j’ai très peur. Et quand je joue la comédie pour un film, j’ai peur. Et là je vais faire un film, en plus je l’ai écrit, j’ai très peur. J’avoue j’ai très peur. Cela dit, un homme qui n’a pas peur, ce n’est pas un homme. L’important c’est d’assumer sa peur mais qu’on ne vienne pas me dire qu’un homme n’a pas peur, c’est un fou, il faut l’enfermer”.
Mais ce besoin que tu as…
“C’est pas un besoin, je trouve ça normal. Je trouve anormal de refuser la peur tout le temps. Je trouve anormal cette espèce de sécurité qu’ont bien des gens. Je ne leur en veux pas du tout, bon sang, je les aime bien, je les respecte mais je ne pourrai pas moi vivre comme ça. Peut être que jai trop de santé, mais vivre sans avoir peur, sans cette espèce de notion, ce n’est pas vivre enfin. Il vaut mieux être mort!”
Enfin, je terminerai avec son approche (connue) de la bêtise humaine, avec une définition juste et pleine de sens.
“La bêtise, ah la bêtise c’est terrible. C’est la mauvaise fée du monde. C’est la sorcière du monde. C’est la bêtise. Il n’y a pas de gens méchants. Il y a des gens bêtes mais c’est pas de leur faute. Et des gens qui ont peur, ça c’est de leur faute. Il y a des gens qui ont peur et qui n’assument pas leur peur. Je crois que tout commence un peu comme ça. Mais enfin, ça c’est à un philosophe de déterminer tout ça, c’est pas à moi.
Mais je n’aime pas les gens bêtes, parce que la bêtise c’est de la paresse. La bêtise, c’est un type qui vit et il se dit: ça me suffit. Ça me suffit, je vis, je vais bien, ça me suffit. Et il ne se botte pas le cul, tous les matins en se disant: c’est pas assez, tu ne sais pas assez de choses, tu ne vois pas assez de choses, tu ne fais pas assez de choses… c’est de la paresse je crois la bêtise. Une espèce de graisse autour du coeur qui arrive et une graisse autour du cerveau… je crois que c’est ça”.
À toutes les aspirines de ce monde, je vous dis: Merci 🙂
with love,
C.
Source Archive: Henry Lemaire, interview de Jacques Brel, au printemps 71, à Knokke. Filmé par Marc Lobet.